CHRONIQUE ZONE MARITIME
Zone maritime
Par Louis Blanchette
Les amants de l'histoire maritime de Matane peuvent vous énumérer une longue liste de navires ayant fréquenté le port de Matane depuis plus d'un siècle. Mais les chances sont élevées que le nom du navire Lady of Matane ne soit pas mentionné... ou très rarement. Notre chronique tente de répondre à cette énigme.
Qui se souvient du navire Lady of Matane?
En fait, ce navire, construit à Matane, a été lancé le dimanche 4 juin 1916, à une heure plutôt inusitée, soit en pleine nuit afin de profiter de la plus haute marée qui avait envahi la baie de la rivière Matane.
« À 3:55 heures, le Lady of Matane était amarré au quai, et la foule [évaluée à près de 500 personnes] acclame par ses vivats enthousiastes les messieurs Tremblay et le maître constructeur du navire, Zoël St-Hilaire, de Chicoutimi. » |
Qu'est-il arrivé pour que ce nom ait été oublié? Pourquoi donc peu de gens se souviennent du nom initial de ce navire?
Deux semaines après la bénédiction du navire, l'hebdomadaire rimouskois, Le Progrès du Golfe, publie un texte dénonciateur, un réquisitoire percutant qui affiche une ferme opposition à ce que des Matanais entreprenants désignent leur nouveau navire du nom de Lady of Matane.
« Lady of Matane, que vous dites? Mais ce sont des Anglais que ces Matanais? Ils ont pourtant des noms français, ils vivent dans une province française dans un district complètement français?' »
Le réquisitoire servi aux Matanais affiche un ton patriote entièrement dédié « à la défense du droit au respect de la langue française et au devoir fondamental des citoyens de protester contre le fait que le nom anglais de Lady of Matane sera une réclame de plus pour la langue, l'influence et l'infiltration anglaise en notre Province. »
Le navire portera dorénavant le nom de A. Tremblay, un nom avantageusement connu par les amants de l'histoire maritime, d'ailleurs souvent désigné sous l'appellation populaire « la barge à Tremblay ».
Autant le lancement du navire Lady of Matane aura suscité une telle polémique, autant le A. Tremblay connaîtra une vie de navigation mouvementée, le navire ayant notamment servi à plusieurs expéditions d'activités de contrebande d'alcool sur le Saint-Laurent et dans les provinces maritimes.
Voilà un sujet pour une autre chronique maritime!
Sources consultées :
- Le Soleil, Québec, 17 juin 1916, page1.
- L'Action catholique, Québec, 5 juin 1916, page 6.
- Le Progrès du Golfe, Rimouski, 16 juin 1916, page 1.
Photo
Au dos de cette photo, on peut lire : « Retour du premier voyage, en 1916, de la barge A. Tremblay ». Photo reproduite par Victor Sirois, mais probablement prise par Napoléon Thibeault, photographe établi à Matane, à ce moment. Archives SHGM, no 2001_1955
Premier article paru dans Le Progrès du Golfe
Matane, ville anglaise
Tout le monde connaît Matane : non pas celle qui est bâtie sur mer, et qui n'a qu'un défaut, celui de ne pas exister, mais la Matane sur terre, terminus de chemin de fer, petite ville qui naîtra bientôt et dont l'avenir, à n'en pas douter, sera brillant. Et tout le monde sait ou croit savoir que Matane est peuplé en immense majorité des Picards, des Angevins, des Saintongeais, des Bretons ou des Percherons, tous Poil-aux-Pattes qui peuplaient le pays.
De fait, en pénétrant dans Matane, comme dans tout village Canayen, on respire à pleines narines la bonne odeur de soupe aux pois ou de sucre d'érable qui est la caractéristique de la... race. Et il n'y a qu'à regarder aux pattes – puisqu'il faut le dire – des enfants indigènes, qui par hasard ont enlevé leur bottine et leur bas, pour s'apercevoir qu'on est en plein pays franco-canayen.
Cela est plus évident encore, si l'on sait que grâce à l'influence du milieu, le rare élément anglais qui s'implanta dans la région a perdu son type et même son nom. Les Forbes s'y appellent Forbesse, les McDonald, Mascolaine, les McKinnon, Manquienne, etc.
Tant y a qu'on se croirait en ville aussi française que Saint-Narcisse ou Montmagny.
Tel n'est pas le cas pourtant, si j'en juge par un petit événement récent, qui s'est produit là-bas, et qui a été publié à son de trompette dans tous les papiers de la Province.
Des Matanais entreprenants, à vocation foncièrement canayen, avaient construit un petit bateau (ce qui est bien permis pour aller sur l'eau, ce qui est très naturel pour les bateaux). Il fallait inaugurer solennellement l'ère nouvelle qui s'ouvrait pour Matane, chantier maritime. On fit donc un grand pow-wow, catholique et profane. Le curé bénit le bateau, et une grâce cassa une bouteille de champagne en invoquant les Tritons, les Dryades, Neptune et autres divinités protectrices de la Grande Tasse. Puis on imposa pompeusement à la nouvelle carène le nom harmonieux de Lady of Matane.
Lady of Matane, que vous dites? Mais ce sont donc les Anglais que ces Matanais? Ils ont pourtant des noms français; ils vivent dans une province française, dans un district complètement français?...
Eh oui! Mais il faut croire qu'ils se sont anamorphosés en Anglais depuis qu'ils ont les chârs... À moins peut-être que ces braves gens aient versé dans le snobisme et lui aient sacrifié une partie de leurs convictions françaises.
Oui! C'est bien cela. Quand il faut obliger par une loi les Anglais à respecter notre langue en notre Province; quand dans Ontario et Manitoba nos frères luttent corps à corps avec l'élément anglais, quand de petites maîtresses d'écoles se condamnent à crever de faim pour apprendre le français aux petits Canayens; quand d’héroïques mères françaises gardent jour et nuit les écoles que les Anglais veulent leur voler, tels les Poilus gardent la France contre les Boches, il se trouve des Canadiens-Français à nom français, à culture française, pour sacrifier une partie de leur droit au français.
Et pourquoi? Pour singer et pour poser. Il y avait le Lady of Gaspé, il fallait bien le Lady of Matane. On ne s'est pas rendu compte que le Lady of Gaspé n'aurait jamais dû porter ce nom, alors qu'il était la propriété d'un Bouchard de la Côte-Nord, et qu'il y avait nille raisons de l'appeler la Gaspésienne, n'eut-ce été que pour l'associer au vieux Gaspésien, on ne s'est pas rendu compte que les Matanaises authentiques canadiennes-françaises, avec de beaux yeux doux, auraient été plus honorées dans leurs âmes de bonnes patriotes, si le navire s'était appelé La Matanaise; on ne s'est pas douté qu'en imposant ce joli nom féminin ou tout autre analogue (il y en a des milliers : La Vigilante, La Berceuse, la Française, etc.), on faisait comprendre à l'élément anglais du pays que les Canadiens-Français aussi peuvent construire, posséder et même monter, des bateaux : on ne s'est pas douté que ce nom anglais de Lady of Matane sera une réclame de plus pour la langue, l'influence et l'infiltration anglaise en notre Province. Et Dieu sait si nous avons de la misère à nous en défendre!
On n'a songé à rien de cela! Mais il semble qu'on aurait dû le faire. Et c'est pourquoi, dussions-nous attirer sur notre tête les foudres de toutes les snobinettes et de tous les snobs de Matane et d'ailleurs, dussions-nous même troubler les humeurs de l'illustre député de Métann', ainsi que prononce le populaire Législateur réélu à des milliers de voix, nous protestons contre ce nouveau sacrifice d'une partie de notre droit, contre de nouveau manquement à notre devoir fondamental de patriotes, par des gens qui veulent poser.
Tout de même, me dit mon ami, qui lit ce que j'écris par-dessus mon épaule, tout de même, s'appeler Lady of Matane, c'est avoir de quoi d'vat soé, une bell'av'nir.
LEON
Le Progrès du Golfe, Rimouski, édition du vendredi 16 juin 1916, page 1.
Deuxième article paru dans le quotidien montréalais La Patrie
Quelques jours après la publication de « Matane, ville anglaise » dans Le Progrès du Golfe, le quotidien montréalais La Patrie fait paraître sous la rubrique « Notes » le court texte suivant :
Le « Progrès du Golfe » est scandalisé d'apprendre que les propriétaires d'un nouveau navire construit à Matane ont donné à ce vaisseau le nom de Lady of Matane. Pourquoi, dit-il, ne pas l'avoir appelé La Vigilante, La Bretonne ou La Française.
La Patrie, Montréal, mardi 20 juin 1916, page 4.
Troisième article paru à nouveau dans Le Progrès du Golfe
Piqué au vif, LEON, l'auteur du réquisitoire initial répond rapidement à l'entrefilet paru dans La Patrie.
TARTINE
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Avec le beau petit sourire ironique à quatorze sous le pouce carré (si tant est qu'on peut déterminer une surface à ces grimaces) qu'elle prend pour faire une canaillerie, La Patrie dit que nous sommes scandalisés qu'on ait appelé un bateau Lady of Matane... La commère sait très bien que si nous avons protesté, ce n'est pas contre l'appellation anglaise elle-même, laquelle ne nous fait pas un pli, mais contre la manie de certains Canadiens-Français de donner des noms anglais à leur... butin. Que des Anglais appliquent du Lady tant qu'ils voudront à leurs chiennes ou à leurs goélettes : c'est leur affaire; que M. Tarte donne du Lady à Jenny W., ce n'est pas surprenant, car c'est l'esprit impérial de Bob Rogers qui hante... sa feuille et son porte-feuille. Mais de grâce, mais de grâce! de grâce que les Canayens d'en bas de Québec, indépendants des quatorze sous, appellent de noms français les choses canadiennes-françaises! |
LEON
Le Progrès du Golfe, Rimouski, édition du vendredi 23juin 1916, page 1.
Outre Le Progrès du Golfe, les journaux suivants ont publié un court texte sur le lancement du navire Lady of Matane : Le Soleil, La Presse, Le Devoir, L'Action catholique, Le Peuple (Montmagny).
Aussi, l'hebdomadaire montréalais Le Nationaliste a publié le texte intégral Matane, ville anglaise dans son édition du 25 juin 1916, à la page 4.
NOTE : Le journal Le Nationaliste a été fondé par Olivar Asselin et il fut publié de 1904 à 1922.
Préparé par Louis Blanchette
Le 25 mai 2025