Matane au temps des Rochelais
Vous avez sans doute remarqué, à proximité des Galeries du Vieux Port de Matane, une haute structure représentant la forme d’un voilier avec cette inscription Le JÉHAN. Savez-vous que cet endroit porte aussi le nom de Place des Rochelais ? Au cours des quelques minutes qui vont suivre, nous allons vous expliquer ce que les gens de La Rochelle, en France, ont à voir avec la ville de Matane…
Lorsque les Européens sont arrivés en Nouvelle-France, aux 16ème et 17ème siècles, ils sont forcément venus par le fleuve Saint-Laurent. En ces temps-là, on naviguait à vue, en longeant les côtes; bien sûr, on notait avec précision tous les moindres détails du paysage pour en faire des points de repère, puis on dessinait des cartes géographiques. Très tôt, les navigateurs européens ont remarqué les monts en arrière de Matane; sans doute s’en servaient-ils comme points de repère. Ce fut le cas de Jacques Cartier et Samuel de Champlain qui ont écrit ce qu’ils ont vu en passant au large de Matane.
Champlain a dit même de Matane: « Ce lieu est assez gentil et il s’y fait grande pêche de saumon et de truites, l’on en pourrait charger des bateaux…; dans cette rivière, des moyens vaisseaux peuvent y entrer… ». Mais Champlain cherchait la route des Indes et il continua à suivre le grand fleuve jusqu’à Québec, où il fonda un établissement, en 1608, comme une étape avant de poursuivre plus loin sa recherche de la route des épices.
Il est toutefois certain que l’embouchure de la rivière Matane a été, à cette époque, le théâtre d’activités de pêche, de chasse aux mammifères marins, ainsi qu’au commerce des pelleteries avec les Amérindiens. Ces activités étaient pratiquées par des groupes de Français plus intéressés à exploiter les ressources et à faire de l’argent qu’à trouver la route des Indes. Parmi ceux-là se trouvaient des marchands de la ville de La Rochelle qui, déjà en 1600, faisaient valoir auprès du Roi de France les intérêts qu’ils avaient depuis longtemps de traiter avec les « naturels » dans cette région.
La ville de La Rochelle était, en ces temps-là, un port de mer important sur l’Atlantique, surtout depuis la découverte des Amériques. La Rochelle était aussi, en cette époque des guerres de religion, une ville gagnée au protestantisme, détail qui aura une certaine importance, comme nous le verrons plus tard.
De façon générale, l’histoire de la Nouvelle-France ne commence officiellement qu’avec la fondation de Québec en 1608 ; on peut cependant affirmer que la traite des fourrures avec les Amérindiens a commencé bien avant, soit vers 1580. En effet, en plus de ceux qui étaient mandatés par le pouvoir royal de fonder une colonie française en Amérique (dont ceux représentés par Champlain), plusieurs groupes de marchands de diverses régions de la France se faisaient la lutte pour s’assurer du monopole de la traite des fourrures dans la vallée du Saint-Laurent.
Parmi ceux-ci, notons les marchands de La Rochelle, dont les célèbres beaux-frères Samuel George et Jean Macain. Ils sont si puissants qu’en 1611 l’Abitation de Québec leur a été laissée et ils s’en servent comme d’un entrepôt pour leurs marchandises de traite… En plus de la traite des fourrures, les Rochelais ont pratiqué la pêche à Matane. L’établissement qu’ils avaient implanté à Matane leur permettait d’y travailler le poisson, saumon, morue et autres, qui devaient être fumés ou salés avant d’être amenés en Europe.
Des documents de cette époque prouvent assez clairement les activités des Rochelais sur le Saint-Laurent et particulièrement à l’embouchure de la rivière Matane. D’autres documents font référence à des faits précis qui attestent de ces activités. Au printemps de 1615, les Rochelais enverront un bateau à Matane et ils laisseront cinq hommes pour y passer l’hiver 1615-1616, afin d’être les premiers pour faire la traite, au printemps 1616; au début de juin 1616, le JÉHAN arrivait à Matane pour venir chercher les hommes et les fourrures, et cette expédition aurait connu, semble-t-il, un grand succès.
Malheureusement pour les Rochelais, au cours de ces mêmes années, le roi Louis XIII avait accordé à la Compagnie du Canada, un groupe formé de marchands de Rouen et de Saint-Malo, le monopole de la traite des pelleteries, depuis Québec jusqu’à Matane, et interdiction était faite aux étrangers de les importuner, ou de trafiquer avec les « Sauvages ». Ainsi, au cours des années qui vont suivre, Champlain, qui est le lieutenant de la Compagnie du Canada, ne se gênera pas pour arraisonner, piller et même couler les bateaux des concurrents. Il le fait avec d’autant plus d’ardeur que les Rochelais sont de religion protestante et qu’ils sont en conflit direct avec les autorités royales françaises ; on leur fera la vie particulièrement dure, de sorte qu’ils vont finir par quitter Matane et aller exercer ailleurs leurs activités commerciales.
Pour ces raisons, les noms de Samuel George et Jean Macain, Gabriel Picaudeau, Daniel Braignault, Daniel Bodier, Nicola de Vignau et les autres dormiront pour toujours dans les cendres de la petite histoire de Matane. Il ne reste plus que ce bateau stylisé du Jéhan pour les rappeler à notre mémoire, de même que des autres marins et commerçants venus de La Rochelle, il y a bientôt quatre siècles.
Par Claude Otis