Traditionnellement, les Matanais, comme les Québécois et comme bien d’autres peuples, ont toujours été un peu portés à prendre un p’tit coup au temps des fêtes, à la fin du long carême, à l’occasion des noces ou lors de veillées de danse. Le témoignage assez révélateur en ce sens nous vient d’une correspondance du Dr Joseph Gauvreau, qui a passé sa jeunesse à Matane et qui décrit ainsi la vie des gens aisés matanais, aux environs de 1900. Ce témoignage nous est rapporté par Robert Fournier, dans son ouvrage La Seigneurie de Matane.
Presque tous les jours de la semaine, selon le Dr Gauvreau, il y avait quelque part une réunion sans cérémonie. Le caribou, mélange « half and half » de whisky blanc et de vin rouge, était la boisson appréciée par tout le monde : un petit coup en arrivant, un petit coup plusieurs fois durant la soirée et un « night cap », qu’on appelait « cap santé », en partant. Tout le monde était gai et trouvait ça bon pour son rhume…
Cette pratique n’était toutefois pas bien vue, il va sans dire, par les curés de l’époque qui combattaient le fléau de l’alcoolisme et exerçaient une surveillance des plus efficaces. Une autre difficulté importante était de se procurer l’alcool, particulièrement dans les régions éloignées comme la nôtre : officiellement, on consommait de l’alcool que les marchands locaux faisaient venir des grandes villes, mais il coûtait cher et on trouvait que les taxes étaient élevées, même après que le Gouvernement a voulu encadrer la vente de l’alcool par la création de la commission des Liqueurs, en 1921. C’est pourquoi il arrivait souvent que nos ancêtres consommaient de l’alcool de fabrication maison, qu’ils appelaient « bagosse », mais cette pratique était interdite, sans parler des dangers d’intoxication que cela comportait.
Au début du 20ème siècle, les propriétaires de goélettes, dorénavant propulsées par des moteurs à essence, ont pris l’habitude d’aller chercher l’alcool aux îles St-Pierre et Miquelon. Ce produit importé des îles était de très bonne qualité et sans danger pour ceux qui l’utilisaient. Mais c’était de la contrebande, donc illégal : les consommateurs, tout comme les contrebandiers, étaient passibles d’être poursuivis en justice et mis en prison.
Cependant, le gouvernement fédéral n’effectuait pas de surveillance dans le golfe St-Laurent, ou si peu que celle-ci était facilement évitée par les contrebandiers; ces derniers étaient d’ailleurs d’habiles navigateurs. Officiellement, ces caboteurs faisaient du transport entre Matane et la Côte-Nord, mais dans la pratique, il leur arrivait souvent de pousser une pointe vers Saint-Pierre pour y rapporter des commandes de gens de la région. Lorsque les goélettes parvenaient à la hauteur de Matane, avec leur précieuse cargaison, on attendait la nuit pour lancer des signaux lumineux aux gens de la côte. De là venaient des petites barques qui amenaient à leurs destinataires les tonneaux ou les bidons d’alcool, souvent au vu et au su de bien du monde.
Rendue à destination, la marchandise était distribuée pour une part, et cachée pour le reste. On raconte qu’en 1932 un agriculteur de la région fut trouvé coupable d’avoir reçu, gardé et caché 359 gallons d’alcool et 46 bouteilles de scotch : il fut condamné à une année de prison ou $200 d’amende. Une autre fois, c’est le bateau d’une famille de navigateurs bien connus à Matane qui fut saisi. Mais il était souvent difficile d’établir des preuves suffisantes contre le ou les suspects qui s’en tiraient généralement assez facilement.
Ainsi, bien que l’on en parle très peu dans nos grands livres, l’histoire nous apprend que la contrebande d’alcool a été florissante dans notre région au cours du 20ème siècle. Cette histoire ne fait pas partie de l’épopée dont on parle dans notre hymne national, mais elle n’en demeure pas moins une réalité à laquelle a participé une très grande partie de la population, et fort probablement certains de nos ancêtres.
Claude Otis
Novembre 2010